Le cireur
Chaque fois que le patron va au fameux café Horeya, situé place Bal el louk, il en prend plein les yeux. En réalité, le café présente à ses clients un spectacle permanent d’une panoplie de personnages qui semblent sortir tout droit de romans splendides. Un de ces personnages est toujours là, la nuit, assis sur un tout petit tabouret, juste à la droite de la porte d’entrée du café, scrutant du regard le sol. Que regarde-t-il donc si intensément ?
Dès qu’un client rentre au café, les yeux de ce personnage, tel un aigle qui plane dans un ciel de bruit, scrute les souliers qui viennent d’apparaître devant lui. Souvent ces yeux s’illuminent et on les sent baver ! Des yeux qui bavent ! Eh oui, ça existe au café Horeya ! Mais qu’ont-ils vu ces yeux de si appétissant? Des souliers à cirer ! du Miam miam pour ce personnage, ce cireur de soulier, accroupi, dans un silence de messe,
entouré d’un vacarme absolu, de rires, des bouteilles qui se posent sur les tables, des verres qui tombent parfois, des cris pour appeler les serveurs pour payer. Ces yeux suivent alors ces souliers qui s’éloignent et qui se cachent sous une table. Alors, de la position accroupie, le personnage se met debout, et se dirige tranquillement vers les souliers. Il s’arrête face à leur propriétaire, qui, machinalement, comprend la raison de ce face à face habituel au café Horeya. Il enlève alors ses souliers.
Am Hassan le Siidi (celui qui vient de la haute Egypte), glisse alors sous les pieds déchaussés un carton carré qu’il a soigneusement sur lui pour éviter au propriétaire des souliers le contact avec le sol dont la propreté laisse bien à désirer, puis, victorieux, il prend sa proie, retourne tout sourire vers son tabouret et se met au travail,
sans perdre du regard chaque client qui entre dans le café. Cinq minutes plus tard, il se relève, se dirige vers le client, lui redonne les souliers relookés et reprend son bout de carton carré. Entre temps, le client sourit, ou pas, lui donne quelques livres pour ce travail magnifique, et continue à siroter sa bière bien fraiche. Am Hassan, fait un petit tour encore dans la café, pour bien vérifier qu’aucun soulier ne lui aurait échappé. Parfois, il retourne à son tabouret bredouille. Alors, il retrouve de nouveau sa position accroupie, reprend son silence de messe et continue à scruter du regard la porte d’entrée.
Pour la petite histoire, il y a quelques années, le patron faisait l’horrible queue devant le consulat de France pour obtenir son visa. Là, il voit un personnage qui s’avance vers lui tout sourire et qui lui tend la main pour le saluer. Le patron salue machinalement et regarde, intrigué, ce monsieur en costume cravate qui semble bien le connaître. Face à l’air étonné du patron, le monsieur alors lui dit que c’était Am Hassan le cireur de soulier ! En costume cravate, on aurait dit un business man ! Le patron n’en revenait pas et a demandé donc à Monsieur Hassan ce qu'il faisait là devant le consulat ! « Ben, je viens pour avoir mon visa pour la France ! J’ai été invité par un ami Français que j’ai connu au café et qui m’invite un mois chez lui ! ».
Quelques mois après, Am Hassan était de nouveau à son poste de travail au café Horeya. Il avait bien eu son visa (c’était l’époque d’or quand on faisait encore confiance à des gens comme lui) et avait bien pu passer un mois inoubliable à Paris. « Oui, Paris c’est joli, mais ils n’y a pas trop de poussière dans les rues. J’ai pas vu un seul cireur de soulier là-bas » ! Vive Le Caire alors avec sa poussière pour Am Hassan.