Lettre du Père Henri Boulad.
Le patron se permet de mettre une copie de la lettre écrite par Le Père Henri Boulad, personnalité qui a toujours eu tout le respect du patron. D'ailleurs, le patron a toujours dit à ses amis et sa famille qu'il souhaitait que Le Père Boulad préside la messe de funérailles du patron au cas où ce derneir meurt pendant le vivant du Père Boulad, ce pour dire à quel point le patron respecte cet homme qu'il considère comme une des plus grandes et belles personnalités qu'il ait rencontrée.
La révolution du 25 janvier 2011
Prévue, préparée, planifiée, annoncée, cette révolution est le résultat d'un long cheminement, d'une longue gestation. Première question à nous poser : qui est derrière ce
soulèvement ? Quels en sont les acteurs véritables ? – Les Frères Musulmans ? Le Mossad ? L'Iran ? L'Amérique ? L'Occident ? Tel ou tel autre agent étranger ?... Ou
bien tout simplement le peuple égyptien lui-même – un peuple qui avait trop supporté, trop souffert, trop subi – qui n'en pouvait plus d'être écrasé, exploité, piétiné – et qui
a tout à coup éclaté.
Le peuple… mais quel peuple ? Non pas le tout petit peuple qui a toujours vécu dans la peur et la soumission… mais une certaine catégorie très précise : les jeunes – et
plus précisément les 25-35 ans -, diplômés d'hier, et pourtant chômeurs, frustrés, sans emploi, sans logement, sans perspective d'avenir.
Ces jeunes, au-delà d'un enseignement scolaire abrutissant, de slogans religieux vides et creux, de contraintes sociales et morales aliénantes… cherchent leur chemin
et un sens à leur vie à travers Internet, Youtube, Facebook et Twitter…
Ces jeunes aux yeux et aux oreilles grandes ouvertes, absorbent, consomment, assimilent à longueur de journée et de nuit tout ce que le monde d'aujourd'hui leur
propose sur le Net… le meilleur et le pire.
Ces jeunes, dont certains ont fréquenté des écoles étrangères ou l'université américaine, rêvent d'ouverture et de modernité…
Ce sont ces jeunes – ouverts, émancipés, capables de réflexion et de critique – qui ont concocté, organisé et mis au monde cette révolution.
Mais, une fois mise au monde, celle-ci n'a pas tardé à être arnaquée par les Frères Musulmans qui ont cherché à la récupérer, à en faire leur affaire, à la voler aux
jeunes qui l'avaient créée et inventée.
Donc, d'un côté les jeunes, véritables auteurs et acteurs de cette révolution, de l'autre les Frères Musulmans qui cherchent à se l'approprier… Mais qui encore ? Y a-t-il
d'autres protagonistes dans les événements qui se déroulent en ce moment en Egypte ?
Il y a bien sûr les gens du pouvoir – en premier lieu le Président -, qui ne veulent pas lâcher prise, abandonner leur poste, et s'accrochent becs et ongles au siège qu'ils
ont occupé pendant des lustres. Cette clique souvent véreuse et corrompue, bourrée de privilèges, enrichie à milliards aux dépens du petit peuple, sent aujourd'hui que
tout lui échappe et cherche à réagir et à faire face. C'est sans doute elle qui est derrière l'attaque brutale du mercredi 2 février, où des énergumènes munis de glaives et
d'armes à feu, montés sur des chevaux et des chameaux, ont chargé aveuglément une foule sans défense qui avait opté pour une révolution pacifique basée sur le
dialogue et la négociation.
En fait, ces brutes déchaînées semblent être à la solde non seulement de l'ancienne clique au pouvoir, mais de tous les magnats du commerce, de l'industrie et de la
finance qui profitaient du "système". Cette bande a du mal à lâcher prise et c'est sans doute elle qui a mobilisé ces brigands sans foi ni loi pour intimider le peuple et briser
sa détermination.
Y a-t-il d'autres protagonistes ? Probablement certains éléments étrangers qui cherchent à profiter de la situation pour pêcher en eau trouble. Mais ceux-ci ne sont
qu'une infime minorité.
Il y a enfin les malfrats, bandits et casseurs, qui ont pillé les magasins, cambriolé les appartements, dévalisé les passants… et qui ont tout intérêt à ce que la pagaille
continue.
Qui encore ?
L'armée, bien sûr !... seule garante de l'ordre, neutre jusqu'à présent, proche du peuple, adversaire des Frères Musulmans, et qui s'opposera fermement à eux, au cas
où ceux-ci tenteraient de s'emparer du pouvoir. Aurions-nous alors une nouvelle dictature militaire qui nous ramènerait à la case départ, c'est-à-dire au coup d'Etat de
1952 ?... Est-ce possible ? N'y aurait-il pas d'autres scénarios ?...
Et l'Eglise dans tout ça ? Les catholiques – hiérarchie, clergé, religieux et religieuses, fidèles – gardent un silence prudent et se réfugient dans leurs églises autour de
messes ou de réunions de prière. Le patriarche copte-catholique vient cependant de briser ce silence par une déclaration assurant Moubarak de notre soutien et de nos
prières.
Quant aux coptes orthodoxes – qui représentent l'écrasante majorité des chrétiens d'Egypte – ils sont plus divisés que jamais. Au niveau de la hiérarchie, c'est la course
à la succession dans une atmosphère de fin de règne. Quant à Chenouda, il a lui aussi fait l'éloge du Président en l'assurant de ses prières au grand dam de tout un
courant laïc qui le désavoue et trouve qu'il se compromet gravement en prenant position. Ils pensent qu'il devrait adopter une attitude beaucoup plus neutre pour ne pas
se voir taxer plus tard de collaboration avec l'"ancien régime".
La majorité des chrétiens – à part certains activistes ou intellectuels engagés –se tiennent plutôt à l'écart de ces bouleversements politiques et auraient, paraît-il, reçu
des consignes en ce sens de leur hiérarchie. En fait, ils vivent dans la peur et envisagent le pire au cas où les Frères Musulmans prendraient le pouvoir. Pour l'instant,
Dieu merci, aucun incident confessionnel ne s'est produit, bien que les églises et couvents ne soient plus protégés par la police.
Venons-en au dernier – et premier - protagoniste de ces événements : le peuple lui-même. Celui-ci, pris de court par la soudaine disparition des forces de sécurité et la
surprenante libération des prisonniers, a tout d'abord paniqué face aux hordes de bandits qui ont déferlé sur la ville. Mais les gens se sont très vite repris et organisés
pour résister et faire face. Des comités de défense civile sont nés spontanément, prenant position au pied des immeubles, au coin des rues, un peu partout, pour se
défendre, protéger leurs familles et leurs biens, organiser la circulation et le ramassage des ordures.
Cette prise en main du peuple par lui-même a été vraiment remarquable et tout se passe en ce moment dans une sérénité, une courtoisie et une efficacité surprenantes.
En signe de gratitude et de reconnaissance, les femmes du quartier distribuent à tous ces bénévoles des repas qu'elles préparent elles-mêmes avec amour. L'une
d'entre elles, voulant régler au boucher la viande qu'elle lui achetait à cet effet, s'est vu répondre par ce dernier : "Madame, comment voulez-vous que j'accepte de
l'argent pour ce service que vous rendez gratuitement à tous ces jeunes volontaires ?" J'avais les larmes aux yeux en écoutant cette dame me racontant cet incident.
Ce raz-de-marée de solidarité au niveau de la base a engendré dans toutes les couches de la société, une fraternisation extraordinaire qui a révélé la bonté foncière du
peuple égyptien. La dame dont je viens de parler me disait à ce propos :"C'est ça l'Egypte, c'est ça les Egyptiens ! Ce ne sont pas ceux qui volent, qui pillent, qui
dévalisent, mais toutes ces petites gens au cœur d'or qui n'aspirent qu'à la paix et la fraternité.
Souhaitons que le nouveau régime nous aide à construire, loin de toute lutte partisane et confessionnelle, cette "union nationale" qui, pour beaucoup, semble pure utopie.
Je crois pourtant que l'utopie d'aujourd'hui peut devenir la réalité de demain si nous y croyons vraiment et si, pour la construire, nous nous investissons de tout notre
cœur, de toute notre intelligence et de toute notre énergie. Un signe prophétique de cette harmonie à venir nous a été donné ce matin sur la grande place Tahrir du Caire
par une multitude de gens rassemblés et se donnant la main en scandant d'une seule voix : "Nous sommes tous un !... "
Henri Boulad, sj, directeur du Centre Culturel Jésuite d'Alexandrie.
Soliman Chafik, journaliste et analyste politique.
Alexandrie, le 4 février 2011